« Non,
pas ce soir, j’ai pas envie. »
Voici la
dernière phrase qu’entendra Jean-Pierre ce soir-là au Subway, mon bar
« Q.G. » du Marais, un soir de 1991. Je venais de lui refuser une
partie de billard. Il rentrera chez lui juste après mon refus. Le lendemain, on
m’annoncera qu’il est mort dans la nuit des suites de son sida.
Ce refus me
hantera de long mois, de longues années et déclenchera chez moi l’importante,
l’obligatoire, l’impérieuse nécessité de « faire quelque chose »
contre ce mal qui rongeait mes amis, mes amants. Cet évènement au combien traumatisant structurera toute ma pensée militante.
Hier soir,
devant « 120 battements par minute », Jean-Pierre est revenu à moi.
Son visage émacié, ses cheveux gris, sa grande silhouette fine, amaigrie, sa
voix grave et sonore, ses 50 ans (un vieux pour moi à l'époque)... et mon refus dans le même temps.
- « 120 BpM » est un ré-activateur de mémoire.
- « 120 BpM » est un document historique et une référence.
- « 120 BpM » doit être vu pour ne jamais oublier.
- « 120 BpM » doit être montré à « nos petits jeunes » pour qui « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ».
Tout est
dedans : nos amours, nos joies, nos peines, nos larmes, nos détresses, nos
colères, nos contradictions, nos folies.
On s’en
fiche du côté obscur d’Act-Up, ce côté obscur présent dans toutes les
associations de l’époque et d’aujourd’hui, le fameux ascenseur social des plus
arrivistes (la grosse Cosse en est le plus pathétique exemple… mais là n’est
pas le sujet, on ne fera jamais de film sur elle, pas assez de pellicule. Je la
déteste).
On ne
remerciera jamais assez Act-Up du travail qu’ils ont fait. Leurs G.A.V. à
répétition juste pour obtenir un tout petit bout de temps de parole qui
changera tout. Oui, leurs méthodes étaient parfois contestables mais quand les
personnes savent que la mort est peut-être pour demain, alors les méthodes, on
s’en bat les couilles…
Et puis
quoi, quelques litres de faux sang déversés sur un costard à 3 000 ou sur
un énième rapport inutile mais confidentiel ? Quel était donc ce
préjudice moral traumatisant face à un militant dont les derniers T4 servent à
livrer son dernier combat… pour les autres ?
La mort est
très présente dans ce film, évidemment, mais la joie aussi. Cette joie si
intense, si vraie. Oui, « petit jeune » qui me lit, malgré tout cela,
nous faisions la fête, nous baisions, nous dansions toute la nuit parce que le
lendemain, tout pouvait s’arrêter. C’est ce que l’on appelait « l’urgence
de vivre ». Il était urgent de se faire du bien.
Aujourd’hui,
vous vous « battez » pour prendre un cacheton pour se faire du bien
sans capote (je dis « vous » car je refuse catégoriquement de
participer à ce combat, je le comprends « un peu » mais ne l’accepte
pas du tout). Avec « 120 BpM », on nous rappelle qu’en 1990 nous nous
battions pour avoir des médicaments, juste des médicaments, juste pour survivre.
« 120
BpM » rappelle l’abjecte réalité obscène des labos qui organisaient la
pénurie juste pour les dividendes… Que de temps perdu juste pour engraisser
quelques pervers obèses en mal de grosses voitures pour compenser la petite
taille de leur… Je m’égare, ils m’indiffèrent.
Et puis il y
a cette concurrence incroyable, surprenant, presqu’indécente, entre les
militants et leur nombre de T4… « Moi, j’en ai moins de 200 »…
« Oui mais moi, il ne m’en reste que 67 »…. Je me souviens lorsque je
suis arrivé chez les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence en novembre 1994, à
chaque chapitre une question rituelle était posée : « Chère Mère
Marie Mongolita », « 3M » pour les intimes, combien te
reste-t-il de T4 aujourd’hui ? ». Cette question traditionnelle
disparaîtra rapidement lorsque le chiffre est tombé à 2… Conséquence de cette
scène : le nombre de T4 qu’il me restait lorsque je suis rentré à
l’hôpital en janvier 2014 : 4… Ces 4 la en 2014 ne m’ont presque pas posé de
problème. 3 ans et demi plus tard, je n’ai toujours pas franchi la barre des
500… En 1991, et bien je ne serai probablement plus là pour écrire sur ce
merveilleux film.
Ce film nous
rappelle aussi qu’Act-Up a « inventé » deux choses
L’Enterrement Politique et le Zap,
de purs actes de désobéissance civile.
de purs actes de désobéissance civile.
- Qui se souvient de ces cortèges interminables derrière un corbillard transportant un gamin de 25 ans ?
- Qui se souvient de ces 1er décembre où, par 0 degré, les plus malades d’entre nous marchaient quand même pour dire au monde qu’ils n’étaient pas encore morts, qu’ils continuaient de se battre ?
- Qui se souvient de la dispersion des cendres de Cleews Vellay qui finirent sur les somptueux buffets de l’U.A.P. ou de Glaxo ?
Chez les Sœurs, nous avions aussi une action traditionnelle : « Le vendredi Saint ». Les sœurs débarquaient à 2, 3 ou plus devant le Ministère de la Santé pour délivrer leur sainte parole. Généralement, il y avait 10 camions de
C.R.S. pour encadrer 3 pauvres folles en cornettes et talons. Nous leur
faisions très peur à l’époque. Il existe une image, celle de Sœur Lola, assise
sur le trottoir du ministère tenant dans ses mains gantées de noir un chapelet
interminable et multicolore composé de milliers de perles symbolisant les morts
du sida. Cette image est probablement l’une des plus fortes de cette époque-là
aussi.
« 120
BpM » nous rappelle également que nous étions en plein dans les années
« Mitterrand » avec des Ministres de la Santé plus déconnectés les
uns que les autres, avec un Laurent Fabius coupable de meurtre… Et c’était un
gouvernement de gauche ?!?!
Voilà, je ne
suis jamais rentré chez Act-Up mais je suis rentré dans les Ordres. Les combats
d’Act-Up au même titre que tous les combats de cette époque nous ont probablement,
assurément sauvés aujourd’hui… mais à quel prix ? Il y aura eu en France,
pendant les années sida (1990-2003) environ 30 000 morts. Que de temps
perdu et que d’énergie dépensés pour faire plier les gens qui décident de NOS
vies !!!
Comme je l'ai souvent écrit plusieurs fois, mon carnet d'adresses de ces années-là est un cimetière sur papier. Nous rencontrions un ami, un amant, un mari et le lendemain nous étions au Père Lachaise pour sa crémation. Cela paraît tellement loin et tellement proche en même temps. Ce film a réveillé tout ça et fait ressusciter pour quelques instants, jours ou mois tous les proches, tous mes proches emportés par le Sida.
Je vais,
enfin, conclure par ces derniers mots :
« 120
BpM » montre la folle : la folle hystérique, la folle furieuse, la
folle penseuse, la folle malade, la folle amoureuse, la folle folle. Les folles
nous ont sortis du placard en 1979, les folles ont fait reculer la maladie dans
les années 90. La folle est la réponse à tout. La folle sauvera le
monde !!!
Merci à
Marc, mon mari, Patipat, Magali (ex Sœur Marie Grignota du Bout des Lèvres,
Gardienne du Pot à Menstrues) et Isa d’avoir été auprès de moi hier soir. Un
grand film vu en compagnie de Grandes Personnes… Nous avons vécu un beau moment de partage sur un film sur un mal qui nous a séparé de tellement de personnes.
Quelques dates :
- 5 juin 1981 : le Centre de contrôle des maladies d'Atlanta pointe une forme de pneumonie rare chez des homosexuels de Californie puis, en juillet, d'un cancer rare de la peau (sarcome de Kaposi) chez 26 homosexuels.
- 1982: le Syndrome d'immunodéficience acquise (Sida) est né.
- 1983-1984: en France, les Pr Luc Montagnier, Françoise Barré-Sinoussi et Jean-Claude Chermann, de l'Institut Pasteur, isolent le virus qu'ils baptisent LAV (Lymphadenopathy associated Virus).
- 21 juin 1985: la France autorise la commercialisation du premier test de dépistage.
- 6 août 1983 : Le chanteur Klaus Nomi meurt du sida. D'autres stars suivront, comme l'acteur américain Rock Hudson (1985), le chanteur Freddy Mercury (1991) ou le danseur russe Rudolf Noureev (1993).
- 1986: mise au point du premier médicament, l'azidovudine (AZT), un antirétroviral qui ralentit la progression du virus mais ne l'élimine pas. En décembre, 4.500 cas sont recensés en Europe, soit une augmentation de 124% en un an.
- 1996: apparition d'une nouvelle thérapie, avec des médicaments en combinaison, les trithérapies, qui réduisent fortement la charge virale.
Quelques chiffres :
- 36,7 millions de personnes vivent avec le VIH dans le monde, selon le dernier décompte de l'Onusida -le programme de coordination de l'ONU contre le sida-- pour l'année 2016.
- Depuis le début de l'épidémie en 1981 jusqu'à fin 2016, l'OMS estime à 36 millions le nombre de morts à cause du VIH, l'équivalent de la population du Canada.
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